mercredi 22 décembre 2010

idée reçue : les jeunes ne connaissent plus la chronologie

napoleon

C'est une idée communément admise, comme la baisse du niveau orthographique, les jeunes ne connaissent plus la chronologie. C'est une idée qui fait florès actuellement, rencontrant un fort écho médiatique. Dans le Monde Education du 15 décembre 2010, une pleine page accordée à Bertrand Tavernier affirmait qu' "on n'enseigne plus la chronologie", ce qui est encore pire puisque cela ne relève pas seulement de la nullité des élèves, mais aussi de leurs profs complices d'appliquer des programmes déstructurants pour nos élèves. Cette idée s'accompagne toujours d'une autre, celle du "c'était mieux avant", qui a un illustre fondateur : Socrate se désolait déjà du comportement face à l'école des jeunes athéniens. Pour illustrer ces dires, Bertrand Tavernier prend un exemple imparable, quasi-universel, vécu face à une classe de seconde. A la question de savoir qui a composé la Marseillaise, ces béotiens auraient unanimement répondu Zidane. Bon l'exemple n'a rien de chronologique mais la messe est dite. L'anecdote prêterait à rire si elle n'émanait pas d'un cinéaste plutôt averti de la chose historique, mais visiblement pas de son enseignement.

Car paradoxalement, l'acquisition des repères historiques n'a jamais disparu des programmes, c'en est même une constante. Qu'entend-on par maîtriser des repères chronologiques ? C'est non seulement associer une date ou une période à un événement mais également savoir le mettre en contexte, le situer dans une échelle de temps plus vaste. C'est aussi savoir en mesurer la signification et la portée. Ce travail est mis en oeuvre dans le quotidien des classes. Il dépasse la simple chanson des dates, comme la chanson alphabétique précède tout apprentissage de la lecture. Les nouveaux programmes du collège, si décriés par les réactionnaires de tous bords, comme leurs programmes précédents, font la part belle à l'acquisition et l'utilisation de repères historiques. Au collège, à l'issue de la scolarité obligatoire, les élèves sont censés maîtriser un ensemble de dates et d'événements significatifs pour la compréhension du monde d'aujourd'hui. Actuellement, et jusqu'en 2012, la liste référence reste celle des programmes de 1997. A partir de 2012, et faisant suite aux nouveaux programmes mises en oeuvre depuis 2009, la liste s'est légèrement allongée, contrairement à ce qu'une lecture rapide pourrait laisser penser. Il est en effet plus facile de rajouter des repères qu'en supprimer (et quelle levée de boucliers si un repère disparaît !), et la culture encyclopédique est encore la culture dominante dans l'école française. Voici donc la liste des repères à maîtriser aux pages 47-48 du programme de 3e. Il y en a plus de 50 !
Pour vérifier l'acquisition de ces repères, les élèves sont conditionnés pour un exercice de l'épreuve du brevet des collèges, qui pour les repères historiques représente généralement la modique somme de 3 points sur les 40 mis en oeuvre. On demande aux élèves d'associer une date et un événement, faisant fi de toute mise en contexte, évitant d'interroger toute réflexion a fortiori chronologique. Non, on vérifie la chanson chronologique, l'alpha-bêta de l'enseignement de l'histoire sans laquelle rien n'est possible ! L'exercice présente plusieurs avantages :
  • celui de revoir rapidement des événements et des notions étudiées les années précédents la troisième, un peu comme la colonne vertébrale donnant sa légitimité et sa verticalité chronologique à l'enseignement de l'histoire au collège. 
  • celui de pouvoir noter très facilement ! 1 point pour l'association date-événement, 1/2 point pour l'un des deux si le prof est "sympa", tout ceci paraissant parfaitement rationnel.
Dans la pratique de la classe de troisième, l'acquisition de ces repères, dont tous n'ont pas été étudiés pas les élèves faute de programmes chargés non bouclés, est un devenu un rite de passage caractéristique de l'enseignement de l'histoire et symptomatique d'une distance qui s'accroît peut-être entre les exigences institutionnels (que portent les professeurs) et l'attitude désabusée des élèves face aux apprentissages. Apprendre la chronologie ainsi suscite l'ennui, l'incompréhension, et c'est très chronophage pour une récompense somme toute minime. Voila aussi pourquoi de nombreux élèves n'hésitent plus à sacrifier ces trois points du brevet, et au grand dam de leurs professeurs et des réactionnaires cités plus haut, à SACRIFIER LA CHRONOLOGIE (mécréants !)

Est-ce à dire qu'il faille supprimer cette épreuve ? C'est une étape que j'oserais franchir sans complexe : au diable la chanson chronologique ! Ses effets pervers dépassent largement ses bienfaits, en confortant l'image d'une discipline où ce qui prime, c'est le "par coeur" ! C'est pas dur l'histoire, c'est du par coeur, si tu apprends, tu réussis. Pour y arriver, il faut donc fournir des efforts ! Il y a donc des élèves qui accèdent à ce savoir, et d'autres qui resteront au pied du socle chronologique. A conforter la mémorisation de dates-événements, on sacralise la chronologie inscrite dans une ligne de temps d'apparence immuable. Certes, on ne change pas les faits du passé, mais on sait aussi que leur valeur change selon les époques; Voltaire se moquait de Jeanne d'Arc avant que sa figure ne soit portée par Michelet pour aujourd'hui être exploitée par l'extrême-droite française. La bataille de Bouvines resurgit autour de 1870 comme la première victoire française contre les Allemands ! Une chronologie sacralisée, c'est aussi le signe d'une histoire téléologique servant les discours politiques, comme le roman national, bien éloignée des exigences et compétences intellectuelles que doit développer chez les élèves l'enseignement de l'histoire.

Le travail chronologique reste au coeur de l'enseignement de l'histoire : que transmet-on ? comment fait-on ? quelques propositions qui n'engagent que moi :
  • en finir avec les 50 dates à connaître par coeur au brevet. Ce n'est qu'un vernis de connaissance bien inutile pour les élèves. Qui, à part les professeurs d'histoire, est capable de tous les maîtriser au quotidien (et au passage empocher systématiquement le camembert jaune au trivial pursuit) ? Cela ne signifie pas abandonner l'apprentissage et l'usage de repères dans l'étude des différentes séquences historiques.
  • réfléchir aux exigences de connaissances à l'issue de la scolarité obligatoire dans une vision qui ne peut être encyclopédique. On peut exiger des élèves à l'issue de l'enseignement obligatoire qu'ils maîtrisent les grandes périodes historiques, qu'ils puissent en donner les principaux héritages dans le monde d'aujourd'hui, qu'ils puissent mettre en contexte un événement de rupture chronologique (1492, 1789...) en montrant leur part de construction historique (pourquoi avoir choisi cette date-là ? Est-ce perçu de la même façon ailleurs ?). 
  • passer d'une logique de la connaissance à une logique de la compétence. L'élève doit acquérir une méthode et une réflexion face aux événements. Il est plus précieux de savoir interroger une date, de la mettre en relation dans une époque et un contexte historique. C'est une démarche intellectuelle plus stimulante et plus exigente. 
  • établir une réelle progression dans l'apprentissage de la chronologie. Sur ce point, il faudrait être beaucoup plus méfiant concernant l' usage trop courant des frises chronologiques (vision téléologique) et savoir prendre en compte les rythmes de développement de l'adolescent. En 6e, la chronologie et le repérage dans le temps sont encore abstraits pour beaucoup d'élèves, comment alors l'aborder selon leur niveau de développement ? 
En gros, il s'agit non pas d'évacuer la question de la chronologie mais de (continuer à) l'intégrer réellement dans l'enseignement de l'histoire. De passer ainsi de la connaissance de la chronologie à la connaissance de l'histoire.

Commentaires contradictoires et courtois autorisés et non modérés ;-)

4 commentaires:

Yanick M a dit…

Tout à fait d'accord avec toi. Cette épreuve de repérages a tendance à nous conforter aux yeux du public et des parents dans le rôle du professeur "de dates et de départements" pour reprendre les mots d'une collègue ; une matière où il suffit d'apprendre "par cœur". Il y a donc encore du pain sur la planche (pour finir sur une note culinaire...)

Mila a dit…

Je plussoie le commentaire de Yanick !
Et remercie le Spoutnik-Ogik pour sa réflexion encore une fois nette claire, précise et argumentée.

Manugugu a dit…

J'ai toujours adoré l'histoire (ainsi que d'autres disciplines)... mais j'ai toujours détesté ces indigestes chronologies vides de sens (de mon point de vue d'élève) qu'on voulait me faire ingurgiter.

Ulis31 a dit…

L'épreuve proposée au brevet est loin d'être satisfaisante, mais on en demande moins à un candidat au bac STG...
Ecarter la chronologie cela donne des copies de bac sans date aucune, des anachronismes et contresens qui annihilent toute possibilité de relier le document étudié à son contexte et lui donner du sens. Comme le commentaire de doc (1 "ou" 2 (sic), comme si c'était pareil) revient au bac, faudra quand même penser à la chronologie. Le nouveau programme de 1ère est thématico-thématique mais comme on a le droit de le réassembler comme un Lego, tout ira pour le mieux !
Sérieusement les IG et autres pontes ès programmes scolaires devraient faire des choix, plutôt que de couper la poire en deux... on passe de la mise en activité systématique (étude de documents) à la docte parole du professeur dispensable devant un parterre de lycéens (environ 70, pour gagner des heures), avec des documents à montrer au vidéoprojecteur (même de loin c'est joli, ça illustre).
Apprendre à mémoriser des choses c'est une "compétence" utile (paix à l'âme de Jacqueline de Romilly), alors autant commencer par des dates !